07/12/2020

Absence de libéralité en cas de contrepartie à la minoration de la valeur d’un apport de titres

Conseil d’État, 8ème – 3ème chambres réunies, 21/10/2020, 434512

Ces dernières années, une nouvelle jurisprudence s’est peu à peu formée concernant la requalification d’un apport en société sous-évalué en libéralité.

En premier lieu, dans son arrêt « Sté Cérès »[1], le Conseil d’Etat a posé le principe selon lequel lorsqu’une société bénéficie d’un apport pour une valeur que les parties ont délibérément minorée par rapport à sa valeur vénale, sans que cet écart de prix ne comporte de contrepartie, l’avantage ainsi octroyé constitue une libéralité consentie à la société bénéficiaire de l’apport (imposable chez cette dernière).

La preuve de la libéralité est apportée par l’administration lorsqu’elle établit (i) l’existence d’un écart significatif entre la valeur d’apport et la valeur vénale du bien apporté ainsi que (ii) l’intention pour l’apporteur d’octroyer, et pour la société bénéficiaire de recevoir, une libéralité, cette intention étant présumée en cas de relation d’intérêt entre les parties.

Le 21 octobre 2020, le Conseil d’Etat a rendu une nouvelle décision illustrant les modalités d’application de ce principe, dans une affaire où le contribuable est parvenu à démontrer l’existence d’une contrepartie, justifiant l’écart significatif entre la valeur d’apport et la valeur vénale du bien apporté.

Au cas d’espèce, deux associés personnes physiques, Monsieur A et Monsieur B, détenaient chacun 50 % des titres de la Société A qu’ils cogéraient. Ces deux associés ne s’entendaient plus.

Monsieur A a apporté l’intégralité des titres qu’il détenait dans la Société A à une société holding nouvellement créée, pour une valeur d’apport de 500.000 €. Le mois suivant, la holding a acquis auprès de Monsieur B l’intégralité de sa participation dans la Société A pour un montant de 1.937.400 €.

Cette dernière acquisition a été financée par l’entrée au capital de la société holding de deux nouveaux investisseurs ayant chacun apporté en numéraire un montant de 500.000 €, portant à 1/3 la participation de Monsieur A dans la société holding.

L’administration fiscale a estimé que l’écart entre la valorisation de l’apport de Monsieur A et le prix d’acquisition des titres de Monsieur B, soit 1.437.400 €, constituait une libéralité accordée par Monsieur A à la société holding qui devait donc être réintégrée dans le résultat imposable de cette dernière et soumise à l’impôt sur les sociétés.

Le Conseil d’Etat annule l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Versailles pour insuffisance de motifs, celle-ci ne s’étant pas prononcée sur les moyens portés par le contribuable concernant le contexte particulier dans lequel s’étaient déroulées les opérations litigieuses.

Le Conseil d’Etat tranche le litige sur le fond en se prononçant d’une part, sur la méthode qu’il aurait fallu retenir au cas particulier pour définir l’écart entre la valeur d’apport et la valeur réelle des titres apportés, et d’autre part, sur les moyens justifiant l’existence d’une contrepartie faisant échec à la qualification de libéralité.

S’agissant du calcul de l’écart de valeur, le Conseil d’Etat prend en compte le fait que l’opération a conduit à valoriser la société holding à un montant global de 2.347.400 € (i.e., 1.937.400 € + 500.000 €), soit le prix d’acquisition de sa participation dans la société (l‘arrêt ne mentionne pas l’existence d’autres actif ou de passifs). Cette valorisation a été définie entre Monsieur A et les deux nouveaux tiers investisseurs, or ces derniers étaient jusqu’alors dénués d’intérêt dans le groupe, ils ont donc contribué à valoriser la Société A à une valeur aussi voisine que possible de celle qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande. Ainsi, le montant de l’éventuelle libéralité qu’aurait consentie Monsieur A à la société holding devait être plafonné à l’écart entre la valeur d’apport par Monsieur A des titres représentant 50 % du capital de la Société A (i.e., 500.000 €) et la moitié du coût total d’acquisition des titres représentant 100% du capital de la Société A par la société holding (i.e., 1.218.200 €, soit 50% de 2.436.400 €), soit un écart de 718.200 €.

Ainsi, le Conseil d’Etat infirme le raisonnement de l’administration fiscale selon lequel le montant de la libéralité correspondrait à la différence entre la valeur d’apport de 500.000 € et le prix d’acquisition des titres détenus par le second associé de 1.937.400 €, soit 1.437.400 €.

Dans un second temps, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur l’existence d’une contrepartie à cet écart.

Pour les juges de la Haute Juridiction, la minoration de l’apport réalisé par Monsieur A était justifiée par les circonstances « qu’une telle valorisation permettait à la société de stabiliser au bénéfice de M. A son actionnariat et sa gouvernance, de reprendre son développement entravé par le conflit entre associés et de financer le rachat des parts de M. B au prix exigé par celui-ci tout en permettant à M. A… de se maintenir seul à la direction du groupe en détenant un tiers de la holding malgré un apport dont la valeur n’a été fixée qu’au cinquième de l’évaluation globale de la société. »

Ainsi, le Conseil d’Etat estime que le contexte particulier dans lequel s’est déroulée l’opération d’apport permet de démontrer l’existence d’une contrepartie au profit de l’apporteur pouvant justifier la minoration de la valeur d’apport des titres à la holding et faire échec à sa requalification en libéralité.

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat donne une illustration d’éléments factuels permettant de démontrer l’existence d’une contrepartie à un apport effectué à une valeur minorée.

Les contribuables devront donc être vigilants pour déterminer la valeur de leurs apports, celle-ci devant par principe être égale à la valeur réelle des biens apportés. Toutefois, des circonstances particulières caractérisant l’existence d’une contrepartie (pas forcément pécuniaire) peuvent permettre au contribuable de justifier une minoration de la valeur d’un apport et faire échec à la requalification de l’opération en libéralité.

 

[1] CE, 9 mai 2018, « Sté Cérès », n° 387071