21/02/2020

Double condamnation d’un site internet en tant qu’éditeur d’un article et hébergeur des commentaires relatifs à ce même article

Tribunal de Commerce de Paris, 16 décembre 2019

 

Par un jugement du 16 décembre 2019, le tribunal de commerce de Paris procède à une application distributive des qualifications d’éditeur et d’hébergeur à l’encontre d’une même société et prononce une condamnation au titre de chaque statut : le site est condamné pour l’article qu’il édite ainsi que pour les commentaires qu’il héberge.

La société Hérétic édite et héberge le site Signal-arnaques.com, un site communautaire alimenté par les internautes, qui permet de recenser et dénoncer les arnaques présentes sur Internet. Le 8 septembre 2016, un article intitulé « Les pratiques du Club des avantages sont-elles légales ? », particulièrement critique envers la société Monetize Angels Services (MAS), a été publié sur le site Signal-arnaques.com sous la signature de Monsieur X., dirigeant d’Hérétic. La société MAS propose aux internautes d’adhérer à un service leur permettant de profiter, moyennant le paiement d’une cotisation de 15 euros par mois, d’un certain nombre d’avantages, tels que le remboursement d’une partie de leurs achats ou des frais de livraison, des codes promotionnels, un chèque de bienvenue etc.

Suite à sa publication, l’article au ton particulièrement sarcastique a fait l’objet d’une large diffusion, notamment sur les réseaux sociaux et a entrainé une vague de commentaires plus ou moins insultants de la part des lecteurs (« nous pauvres pigeons » ; « cette tentative d’arnaque » ; « ce genre de piraterie » ; « ras le bol de ces escrocs » ; « méthodes perverses » ; « club d’avantages de m***** » etc.)

Après plusieurs mises en demeure restées sans effet, la société Monetize Angels Services a assigné le site Signal-arnaques.com pour dénigrement et a sollicité le retrait de l’article litigieux ainsi que des commentaires associés.

Editeur d’un article dénigrant – L’éditeur d’un service de communication en ligne est civilement responsable des contenus mis à la disposition du public sur le site internet qu’il exploite. Pour permettre l’engagement de cette responsabilité, l’article 6-III de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN) impose aux « personnes dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne », de mettre à disposition du public les informations nécessaires à leur identification.

Sur le contenu de l’article, le tribunal examine tout d’abord si le dénigrement est constitué au regard du droit de libre critique. Les juges considèrent que l’article publié sur le site Signal-arnaques.com concerne un sujet d’intérêt général et repose incontestablement sur une base factuelle suffisante mais soulignent également que le rédacteur de l’article a manqué de mesure et de prudence, a outrepassé son droit de libre critique et s’est ainsi montré dénigrant à l’encontre du service « Le club des avantages ».

Le tribunal reconnaît donc le caractère dénigrant de certains termes employés au sein de l’article litigieux et condamne la société Hérétic en sa qualité d’éditeur, soit à supprimer purement et simplement l’article, soit à le modifier en supprimant les termes dénigrants (« pièges pervers du commerce en ligne » ; « appât » « roulent dans la farine » « trompé plusieurs milliers d’internautes » etc.).

Hébergeur de commentaires dénigrants – Sur les commentaires postés par les lecteurs de l’article, la responsabilité d’Hérétic est également recherchée au titre de sa qualité d’hébergeur. L’article 6-I-2 de la LCEN prévoit que les fournisseurs d’hébergement « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».

L’hébergeur de contenu bénéficie ainsi d’un régime de responsabilité allégé : il n’est pas tenu à une obligation générale de surveillance et n’est responsable que dans l’hypothèse où il ne retirerait pas promptement le contenu, dès qu’il a eu connaissance de son caractère manifestement illicite.

La connaissance de l’hébergeur du caractère manifestement illicite du contenu est présumée dès lors qu’une notification conforme aux dispositions de l’article 6-I-5 de la LCEN lui a été adressée. En l’absence d’une telle notification, il s’agit de démontrer que le contenu avait un caractère manifestement illicite et que l’hébergeur en avait connaissance.

En l’espèce, la société MAS a transmis une notification à la société Hérétic, dont la validité est contestée car seuls certains commentaires seraient visés (22 commentaires et non 66) et le fondement allégué dans ladite notification serait la diffamation et non le dénigrement. Sans « s’attarder sur le formalisme de la notification LCEN », le tribunal retient que les commentaires des internautes sont accompagnés de commentaires de l’auteur de l’article, également dirigeant de la société Hérétic, et d’interventions de la société MAS sous le nom de « Sophie – responsable relation client Club des Avantages ». L’auteur de l’article et la responsable relation client de MAS se « donnent la réplique », ce dont le tribunal déduit que la société Hérétic était parfaitement informée du grief formé par MAS à son encontre et qu’elle porte ainsi la responsabilité des commentaires diffusés et de leur caractère dénigrant.

La motivation du tribunal nous semble toutefois critiquable. En effet, selon le Conseil Constitutionnel, l’obligation de prompt retrait qui pèse sur l’hébergeur ne devrait pas avoir pour effet « d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge ».

La responsabilité d’un hébergeur ne peut donc être engagée que dans deux hypothèses :

–           lorsqu’il ne retire pas promptement un contenu manifestement illicite qui lui a été signalé par un tiers ; ou

–           lorsqu’il ne retire pas un contenu dont le retrait a été ordonné par l’autorité judiciaire.

Dès lors, en l’absence de notification respectant le formalisme de la LCEN et en l’absence de contenu manifestement illicite, la responsabilité de l’hébergeur ne saurait être retenue, sauf à méconnaître l’économie de la LCEN en imposant à l’hébergeur une obligation générale de surveillance et de contrôle des informations hébergées à laquelle le législateur a précisément voulu le soustraire. Comme l’a précisé la CEDH, un tel mécanisme « risquerait de porter atteinte à la liberté d’information, puisque ce système risquerait de ne pas suffisamment distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite ».

En l’espèce, bien qu’injurieux et grossiers, les commentaires ne constituaient pas nécessairement des propos manifestement illicites. Aurait notamment pu être pris en compte l’étendue de la liberté d’expression des consommateurs dans un domaine d’intérêt public, à savoir l’existence d’une pratique commerciale trompeuse. La CEDH a d’ailleurs précisé dans une affaire similaire qu’il n’est pas possible de considérer « d’emblée que les commentaires étaient illicites car attentatoires à la réputation des sites web ».

Ainsi, le caractère illicite de commentaires négatifs ou injurieux n’a rien d’évident, le droit des opérateurs économiques à maintenir leur réputation commerciale devant nécessairement être mis en balance avec l’intérêt à préserver la liberté d’expression sur Internet.