L’administration fiscale est-elle fondée à redresser un contribuable pour avoir détourné l’esprit de la doctrine administrative afin de bénéficier d’un avantage fiscal ?
Réponse du Conseil d’Etat : non, sauf en cas de montage artificiel.
En vertu des dispositions de l’article L 80 A du Livre des procédures fiscales, lorsque l’administration fiscale a formellement pris position sur la manière d’interpréter un texte fiscal, notamment au travers du bofip ou de la publication d’un rescrit, cette prise de position lui est opposable, y compris si elle vient en contradiction avec les termes de la loi.
En privant l’administration fiscale de la prérogative de redresser les contribuables qui tirent profit de ses prises de position et autres tolérances administratives (sous réserve de respecter le cadre fixé par l’administration fiscale et/ou d’être dans une situation strictement similaire à celle visée par l’administration fiscale), ces dispositions constituent donc une garantie importante pour les contribuables.
Soucieuse de se prémunir contre un usage extensif et basé sur une application littérale de sa propre doctrine, l’administration fiscale a déjà tenté par le passé de remettre en cause cette garantie dans des affaires où elle estimait que les contribuables avaient trahi l’esprit de la doctrine, en ayant recours au mécanisme de l’abus de droit.
A l’occasion d’un arrêt rendu en 1998 (CE, 8 avril 1998, n°192539 « fonds Turbo »), le Conseil d’Etat s’était opposé à de tels redressements en précisant que l’Administration ne peut pas faire usage de la procédure de répression des abus de droit à l’encontre d’un contribuable qui a appliqué à la lettre une doctrine contraire à la loi contenue dans une instruction ou une circulaire publiée et non rapportée à la date des opérations en cause.
A nouveau saisi à propos d’une affaire dans laquelle l’administration fiscale a redressé un contribuable en déniant à ce dernier le droit de lui opposer sa propre doctrine, le Conseil d’Etat réuni en assemblée plénière a adopté une solution qui, sans revenir sur le principe établi dans sa jurisprudence antérieure, en nuance néanmoins la portée (CE, 28 octobre 2020, n°428048).
Dans cette affaire, un contribuable souhaitait bénéficier de l’abattement de 500.000 euros prévu par l’article 150-0 D ter du CGI en faveur des dirigeants cédant les actions de leur société à l’occasion de leur départ à la retraite (ainsi que de l’abattement anciennement prévu par l’article 150-0 D bis du CGI, qui n’est plus en vigueur aujourd’hui). Le texte conditionne notamment l’application de l’abattement au fait que le cédant ne soit pas actionnaire de la société cessionnaire. Les commentaires administratifs publiés au bofip précisent quant à eux qu’il est admis que l’abattement puisse être appliqué si le cédant détient moins de 1% des droits de vote et des droits aux bénéfices de la société cessionnaire.
Au cas d’espèce, le dirigeant partant à la retraite souhaitait céder les actions de sa société A à une société B dont il détenait plus d’1% du capital. Afin de pouvoir se placer en dessous du seuil d’1% et ainsi être éligible à l’abattement, il a procédé, la veille de la cession des actions de sa société A, à la cession d’un nombre suffisant d’actions de la société cessionnaire B à une société C dépourvue de toute substance détenue par l’un de ses collaborateurs. Cette société C ne disposant d’aucune liquidité, le paiement du prix a été assuré grâce à un prêt consenti par le cédant lui-même (prêt qui n’a jamais été remboursé par la suite). Trois années après avoir réalisé la cession de ses actions de la société A, avec application de l’abattement sur la plus-value réalisée, le dirigeant cédant avait enfin racheté les actions de la société B qu’il avait cédées à la société C pour un prix de trois euros.
L’administration fiscale a, sur le terrain de l’abus de droit, écarté comme ne lui étant pas opposable les opérations susmentionnées qui s’assimilaient à une grossière opération de portage qui ne pouvait avoir pour seul but que de permettre l’application de l’abattement à une plus-value qui n’y aurait pas été éligible autrement, ce que le contribuable a contesté en invoquant l’opposabilité des commentaires administratifs susvisés.
Le Conseil d’Etat a rendu un arrêt dont la solution se décompose en deux parties :
- Premièrement, le Conseil d’Etat réitère que le dispositif de répression des abus de droit ne permet pas à l’administration fiscale de rehausser l’imposition d’un contribuable qui, faisant une application littérale des commentaires administratifs, outrepasserait la portée que l’administration fiscale entendait leur conférer. En d’autres termes, ce dispositif permet de réprimer l’abus d’un texte de loi, mais pas l’abus d’une doctrine administrative.
- Deuxièmement, le Conseil d’Etat énonce que l’administration est toutefois fondée à écarter l’opposabilité de sa doctrine si elle est utilisée par le contribuable comme un élément d’un montage artificiel dénué de toute substance et élaboré sans autre finalité que d’éluder ou d’atténuer l’impôt.
Par cet arrêt, le Conseil d’Etat confirme donc sa jurisprudence antérieure et dissipe les doutes qui avaient pu apparaître sur sa portée : l’administration fiscale ne peut pas invoquer d’abus de doctrine. Pour autant, et logiquement, le Conseil d’Etat ne permet pas aux contribuables de « blanchir » un montage artificiel abusif en invoquant l’opposabilité d’une doctrine administrative sous laquelle le contribuable aurait entendu se placer.
Si des interrogations subsistent, n’hésitez pas à solliciter nos équipes qui restent mobilisées pour y répondre et évaluer les incidences éventuelles de cet arrêt sur la réalisation de vos opérations.