15/01/2020

Le droit à l’oubli face au droit à l’information : un contrôle de proportionnalité renforcé

Le 27 novembre 2019 la première chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision[1] concernant le droit à l’oubli de personnes condamnées pour des infractions pénales, domaine particulièrement sensible en raison de la nature de ces informations et de leur impact sur la vie privée des personnes.

A cette occasion, la Cour de cassation a notamment rappelé que le droit à l’effacement permet à toute personne physique dont les données à caractère personnel sont traitées, « d’exiger du responsable du traitement que soient, selon les cas, rectifiées, complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées les données qui sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées, ou dont la collecte, l’utilisation, la communication ou la conservation est interdite[2] ».

Dans cette affaire, une personne exerçant la profession d’expert-comptable et de commissaire aux comptes avait été reconnue coupable d’escroquerie et tentative d’escroquerie au préjudice de l’administration fiscale et avait été condamnée à quatre mois d’emprisonnement avec sursis et 20.000 euros d’amende. Deux comptes-rendus d’audience relatant les faits ayant donné lieu à cette condamnation pénale avaient alors été publiés sur le site internet d’un journal régional. Ces articles ont par la suite été archivés sur le site du journal mais la saisie du nom du requérant dans le moteur de recherche Google renvoyait directement aux liens permettant d’accéder auxdits articles. L’expert-comptable a donc sollicité le déréférencement des liens permettant d’accéder à ce contenu en invoquant son droit à l’oubli auprès de la société Google. Face au refus du moteur de recherche de supprimer les liens litigieux, l’expert-comptable l’a assigné devant le tribunal de grande instance de Paris.

Pour refuser de condamner le moteur de recherche, les juges du fond ont considéré que l’intérêt des internautes à avoir accès à l’information relative à la condamnation pénale du requérant, en lien avec sa profession, devait prévaloir sur son droit à la protection de ses données à caractère personnel. Selon les juges du fond, le droit à l’information du public devait donc l’emporter face au droit à l’oubli de la personne condamnée.

Cependant, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel de Paris pour défaut de base légale. Elle indique que les juges du fond auraient dû vérifier si, compte tenu de la sensibilité des données en cause et, par suite, de la particulière gravité de l’ingérence dans les droits du requérant au respect de sa vie privée et à la protection de ses données à caractère personnel, l’inclusion des liens litigieux dans la liste des résultats du moteur de recherche était strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès aux pages internet concernées.

Dans cette décision, la Cour de cassation rappelle tout d’abord le caractère spécifique des traitements de données à caractère personnel relatives aux infractions, condamnations et mesures de sûreté qui ne peuvent être mis en œuvre que dans un certain cadre (par les juridictions, les autorités publiques et les personnes morales gérant un service public, les auxiliaires de justice etc.) permettant que des garanties appropriées soient mises en place.

La Cour précise également qu’il s’ensuit que, lorsqu’une juridiction est saisie d’une demande de déréférencement portant sur un lien vers une page internet sur laquelle des données à caractère personnel relatives aux infractions, condamnations et mesures de sûreté sont publiées, elle doit, pour porter une appréciation sur son bien-fondé, vérifier, de façon concrète, si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats affichés à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne :

  • répond à un motif d’intérêt public important, tel que le droit à l’information du public ; et
  • si cette inclusion est strictement nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt.

La Cour de cassation fait donc une stricte application des principes dégagés par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans sa décision du 24 septembre 2019[3]. Dans cet arrêt, la CJUE a considéré que les dispositions de l’article 8, paragraphes 1 et 5, de la Directive 95/46 doivent être interprétées en ce sens que, en vertu de celles-ci, l’exploitant d’un moteur de recherche est en principe obligé, sous réserve des exceptions prévues par cette directive, de faire droit aux demandes de déréférencement portant sur des liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données à caractère personnel qui relèvent des catégories particulières visées par ces dispositions.

Ainsi, en ce qui concerne certaines données particulièrement sensibles, et notamment les condamnations pénales, le déréférencement est donc le principe et le maintien du lien l’exception. Le droit à l’oubli est soumis à un régime spécifique en présence de données d’une particulière sensibilité en raison de leur nature, la balance entre droit à l’information et droit à l’oubli devant dès lors faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité renforcé.

Le 6 décembre 2019, le Conseil d’Etat s’est également prononcé sur le droit à l’oubli par 13 décisions rendues simultanément et a précisé les critères devant être pris en compte lors de sa mise en œuvre (voir notre brève dédiée). Les juridictions françaises entendent donc imposer aux acteurs du numérique le respect des principes dégagés par la CJUE en matière de protection des données à caractère personnel et de droit à l’oubli.

Cette démarche semble également irriguer les autres juridictions européennes. En effet, la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgerichts) vient également de se prononcer en ce sens dans une décision publiée le 27 novembre 2019, c’est-à-dire le même jour que la décision commentée… Synchronisation des jurisprudences européennes !

[1] Cass. Civ. 1ère, 27 novembre 2019, n° 18-14.675

[2] Cass. Civ. 1ère, 27 novembre 2019, n° 18-14.675

[3] CJUE, 24 septembre 2019, affaire C-136/17