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12/03/2024

Deux négociants en vin condamnés pour prix abusivement bas

Le 22 février 2024, le tribunal de commerce de Bordeaux a rendu un jugement présenté par le demandeur, un vigneron, comme une « victoire » dans un combat digne de « David contre Goliath, qui ouvre un chemin d’espérance ». 

Ce jugement, dont la portée doit pour l’heure être relativisée puisque l’un des négociants condamnés a annoncé avoir interjeté appel, fait en effet couler beaucoup d’encre puisqu’il fait application pour la première fois de l’article L.442-7 du Code de commerce, qui prohibe le fait pour un acheteur d’imposer à son fournisseur des prix abusivement bas.  

En 2021 et 2022, cet exploitant de propriétés viticoles sur près de 140 hectares avait vendu à deux négociants des lots de vin en vrac en AOC Médoc, à un prix moyen par tonneau de 1.157 et 1.184 euros, qu’il estimait abusivement bas car inférieurs à ses coûts de production. 

Le vigneron demandait au tribunal de condamner les acheteurs à lui payer ce qu’il considère être le juste prix « au regard des coûts de production propres (…), indépendamment des prix du marché ». 

Les négociants avançaient pour leur défense que les prix de cession reflétaient « les prix pratiqués sur la place de Bordeaux », lesquels ont chuté dans un contexte de baisse de la consommation du vin du bordelais et de surproduction et que « C’est donc dans ce contexte et face aux difficultés rencontrées par la demanderesse à trouver des acquéreurs qu’elle a librement consenti à céder son vin à un prix reflétant le prix du marché ». 

Pour les condamner, le tribunal a procédé à une analyse en deux temps : 

Imposition du prix de cession du vin 

Dans un premier temps, le jugement rappelle les dispositions de l’article L.442-7 du Code de commerce, qui prohibe « le fait, pour un acheteur de produits agricoles ou de denrées alimentaires de faire pratiquer par son fournisseur un prix de cession abusivement bas » ainsi que celles de l’article L.631-24, II du Code rural et de la pêche maritime, selon lequel « la conclusion d’un contrat de vente écrit relatif à la cession à leur premier acheteur de produits agricoles (…) est précédée d’une proposition du producteur agricole ». 

Les juges relèvent ensuite que les seuls documents précontractuels que les parties ont été en mesure de produire sont un cahier des charges « définissant les exigences des acheteurs » et une lettre de confirmation « rédigée par le courtier » qui « vaut contrat ».  

Ils en déduisent que le vigneron « n’a pas pu faire de proposition de prix (…) et que l’acceptation sans discussion du prix imposé par les acheteurs au travers de leur courtier était une condition impérative de l’obtention de chacun des marchés ». 

Selon les juges, le prix de cession a donc été imposé à l’exploitant par les négociants. 

Caractère abusivement bas du prix de cession du vin

La seconde étape du raisonnement du tribunal consiste à déterminer si le prix imposé par les négociants au vigneron était abusivement bas et, le cas échéant, à déterminer le juste prix de vente du vin en vrac. 

Les juges relèvent « qu’aucun indicateur n’a été publié par l’interprofession s’appliquant au cas d’espèce » et s’attachent donc, par défaut, aux éléments produits par chacune des parties. 

Ils écartent une étude réalisée par le Centre de Gestion Agricole et Rural d’Aquitaine (CEGARA) produite par l’exploitant, au motif que l’échantillonnage de 26 exploitations est trop réduit, et que cette étude ne serait pertinente que si les propriétés étudiées étaient comparables à celle de l’exploitant en termes de surface productive. Or les surfaces moyennes des propriétés étudiées pour les besoins de l’étude sont de 20 hectares, tandis que celle du demandeur s’élève à 138 hectares. 

Les juges écartent également les bilans comptables du vigneron, au motif « qu’il n’est pas possible, à la lecture de ces bilans, de déterminer la méthodologie exacte [que le vigneron] a utilisée pour présenter ses coûts de production sur ces années, étant entendu qu’il conviendrait d’établir descoûts liés à la production de vin en vrac, en excluant la production de vins en bouteille ». Il en va de même d’une attestation de son expert-comptable. 

Ayant rejeté l’ensemble des éléments produits par le vigneron quant à ses coûts de production, le tribunal ajoute que, lorsque le coût de production propre au vendeur n’a pas été mentionné dans une proposition préalable (comme c’est le cas en l’espèce), il « convient de tenir compte, pour définir un prix de référence pouvant caractériser une pratique de prix abusivement bas, d’indicateurs du marché et non du coût de production propre au vendeur. » 

Le tribunal retient pour ce faire un document émanant d’un courtier assermenté, constatant un prix de vente de vins AOP Médoc en vrac sur la même période compris entre 1.300 et 1.800 euros le tonneau, soit en deçà des coûts de production du demandeur. 

Répondant aux critiques du vigneron (et devançant celles des commentateurs), qui soutenait que « tenir compte du prix du marché ne serait pas conforme à l’esprit de la loi puisque cela reviendrait à établir un prix de référence qui serait inférieur au coût de production », le tribunal rétorque que « si cette analyse peut paraître logique, il n’est toutefois pas possible d’affirmer avec certitude que le prix du marché soit inférieur à la moyenne des coûts de production des vendeurs puisque (…) il n’existe à date aucun indicateur fiable sur ce coût moyen et que le coût de production propre [au demandeur] n’est pas formellement démontré et ne saurait au surplus être considéré comme un coût de référence ». 

Les coûts de production, à condition qu’ils soient disponibles, peuvent donc être pris en compte, mais ils ne doivent pas constituer un prix-plancher, le prix de référence devant avant tout prendre en compte le prix du marché. 

En l’espèce, les prix de cession étaient inférieurs d’environ un quart au prix de référence ainsi déterminé, ce que le tribunal considère être abusivement bas. 

En conséquence, les acheteurs sont condamnés à verser au vigneron 202.072,30 euros et 152.704,10 euros, au motif que « ces différences de prix (…) caractérisent un prix abusivement bas qu’elles ont fait pratiquer, sans respecter le formalisme imposé par la loi, [au vigneron] pour l’ensemble des marchés litigieux ». 

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Ce jugement, bien que frappé d’appel, n’est pas dénué d’intérêt : 

  • d’un point de vue très pragmatique, il démontre de manière didactique l’importance que les juges accordent à la qualité des éléments de preuve que chacune des parties doit produire à l’appui de ses prétentions ; 
  • En outre, les acheteurs de la filière soulignent un risque d’insécurité juridique résidant dans le fait de réviser les prix plusieurs années après la signature, en l’absence d’indicateurs clairs ; 
  • Surtout, ce jugement doit être mis en perspective avec la colère actuellement manifestée par les agriculteurs européens et les discussions en cours relatives à une future loi EGalim 4, pour laquelle il est question d’introduire des prix-planchers pour les produits agricoles.