Le Droit Maritime Français « Rappel sur la portée de la limitation de responsabilité de l’entrepreneur de manutention et ses incidences » par Julien Lecat
OBSERVATIONS
Assiste-t-on aux derniers soubresauts d’une jurisprudence restée longtemps fluctuante au sujet de la détermination de l’assiette des dommages entrant dans la limitation légale de responsabilité dont bénéficie l’entreprise de manutention ? Sans doute, mais le trouble demeure tant les textes applicables restent peu clairs.
Rappelons que par le jeu d’un prétendu alignement du régime de responsabilité du manutentionnaire sur celui du transporteur maritime, celle du premier ne peut, dans son montant, « en aucun cas » dépasser celle du transporteur (art. L. 5422-23 c. transp.), elle-même calculée, « pour les pertes ou dommages subis par les marchandises », par rapport à la valeur desdites marchandises (art. L. 5422-13 c. transp.). En l’espèce, une entreprise de manutention avait endommagé, lors du chargement à bord d’un navire, un conteneur enfermant une citerne dont le contenu, un produit chimique liquide, s’était répandu sur le pont et le quai, engendrant en sus de la marchandise perdue, des frais de nettoyage, de stationnement et surestaries et de réparation que l’armateur entendait dès lors réclamer au manutentionnaire. En première instance, le juge havrais avait pleinement fait droit à cette demande, déboutant l’entreprise manutentionnaire de ses demandes d’indemnisation par compensation de ses propres frais, et la condamnant à régler au transporteur, non seulement la valeur de la marchandise perdue dans la limite du plafond d’indemnisation dont il bénéficiait à l’égard du chargeur, mais également l’ensemble des frais réclamés tout en écartant pour ceux-ci le bénéfice de cette limitation de responsabilité.
Ce faisant, le tribunal de commerce s’inscrivait dans le courant d’une jurisprudence que la Cour de cassation avait elle-même par le passé adoubée en énonçant que les limitations de responsabilité de l’entrepreneur de manutention ne s’appliquaient pas aux frais consécutifs du dommage, et qu’ils pouvaient donc être indemnisés à part et sans plafond (Cass. com. 15 février 1994, n°92-13.707, DMF 1995, n°546, obs. Bonassies ; DMF 1994, n°543, obs. Tassel).
Mais c’était sans compter sur un revirement important opéré par la Cour de cassation en 2010, laquelle, vouant sa décision à une publication au Bulletin (Cass. com. 19 oct. 2010, n° 09-15.244, navire San Pedro Bridge, DMF 2011, n° 721, obs. Tassel), affirma au contraire que si la responsabilité du transporteur maritime n’était limitée que pour les pertes subies par la marchandise, celle du manutentionnaire, puisqu’elle ne peut « en aucun cas » dépasser cette limite, est plafonnée quel que soit le type de dommages, y compris ceux dits consécutifs tels que les frais de nettoyage par exemple comme dans le cas d’espèce.
La messe étant ainsi dite, c’est sans surprise que la cour d’appel de Rouen reprend mot pour mot dans l’arrêt rapporté un attendu de principe énoncé en 2019 par la Cour de cassation (Cass. com. 16 janv. 2019, n° 17-24.598, DMF 2019, n° 811, p. 209, obs. Delebecque) selon lequel : « la limitation de responsabilité de l’entreprise de manutention portuaire s’applique aux dommages causés à la marchandise et à ceux consécutifs ou annexes supportés par le transporteur ».
La solution est-elle pour autant satisfaisante ? C’est à en douter, car sous couvert d’un alignement du régime de responsabilité de l’entreprise de manutention sur celui du transporteur, n’assiste-t-on pas dans les faits à l’exact contraire ? Manifestement oui, puisque le transporteur ne voit sa responsabilité limitée que pour les dommages subis par la marchandise quand le manutentionnaire, pourtant responsable des dommages, peut, lui, invoquer une limitation s’étendant aussi aux dommages accessoires (« la responsabilité du transporteur n’est limitée que pour les pertes ou dommages subis par la marchandise ; celle de l’entrepreneur de manutention (…) ne peut en aucun cas dépasser les mêmes limites ; il s’en suit que la limitation de responsabilité est applicable aux autres pertes et dommages lorsqu’ils sont imputables à l’entrepreneur de manutention » op. cit., Cass. com 19 oct. 2010). L’interprétation combinée des textes français qui prévalait jusqu’en 2010 offrait au moins l’avantage de rétablir une certaine forme d’équité, d’autant que cette interprétation avait le mérite de se rapprocher un peu plus du régime international des Règles de La Haye Visby (art. 4 §5) selon lesquelles la limitation de responsabilité du transporteur s’applique aux dommages causés aux marchandises « ou les concernant ».
Pour cette raison, l’article L.5422-13 du code des transports mériterait une réécriture. Cependant, comme pour tempérer ce déséquilibre, l’arrêt apporte en revanche une juste réponse à la demande reconventionnelle de l’entreprise de manutention qui, fautive dans ses manœuvres, prétendait néanmoins être indemnisée des mêmes frais de pompage et nettoyage qu’elle avait engagés. Bien que ses services eussent été requis par le transporteur, elle n’a cependant pas agi pour le compte de celui-ci dans la réparation de ses fautes, et ne saurait non plus bénéficier d’un régime aussi protecteur que celui des pilotes ou remorqueurs portuaires par exemple. Leurs services sont aussi requis par les armateurs, mais ils n’encourent cependant pour des raisons bien comprises, aucune responsabilité ou presque, même en cas de faute de leur part, qu’il s’agisse de dommages causés aux tiers, au navire assisté, voire à la pilotine ou au remorqueur. L’entreprise de manutention reste responsable de ses fautes et bénéficie d’un régime de responsabilité qui lui est déjà largement favorable.
COUR D’APPEL DE ROUEN – 12 MAI 2022 > Navire APL Merlion N°20/03511