14/06/2019

Application du mécanisme Quémener sans condition de double imposition effective

CE, 24 avril 2019, n° 412503, Sté Fra SCI

Par la décision Sté Fra SCI du 24 avril 2019, le Conseil d’Etat est revenu sur la jurisprudence Lupa (CE, 6 juil. 2016, n°377904, SARL Lupa Immobilière France) par laquelle il avait jeté un froid sur les opérations couramment pratiquées consistant en la réévaluation par une SCI transparente de son actif immobilier suivi de près par la dissolution de cette dernière par son associé unique. En effet, dans ce type de schéma, la plus-value de réévaluation se trouve neutralisée par l’effet dit « Quémener » au niveau de l’associé unique de la SCI, notamment dans l’hypothèse fréquente où la dissolution dégage une perte sur les parts de la société dissoute lorsqu’elles sont annulées. Dans sa décision Lupa, le Conseil d’Etat avait refusé l’effet correcteur issu de la jurisprudence Quémener et donc la possibilité d’imputation de la perte éventuelle sur les titres annulés sur l’écart de réévaluation, au motif que ce dispositif n’avait vocation à s’appliquer que dans les situations de double imposition effective.

Pour rappel, les résultats des sociétés de personnes n’ayant pas opté pour l’impôt sur les sociétés sont imposables au nom personnel des associés.

Par sa célèbre décision du 16 février 2000, SA Etablissements Quémener (CE, 16 février 2000, n°133296, Quémener) le Conseil d’Etat a consacré les modalités de calcul des plus-values de cession de titres de sociétés de personnes permettant d’éviter les doubles impositions (imposition de la plus-value de cession des titres, d’une part, et des bénéfices fiscaux, soubassement économique de la plus-value d’autre part) comme les doubles déductions. Il convient en effet d’ajuster le prix de revient des titres sociaux, en majorant leur prix d’acquisition notamment du montant des bénéfices non distribués et en le minorant du montant des déficits non comblés.

Les faits qui ont donné lieu à la présente décision sont schématiquement les suivants. Une SCI non soumise à l’IS, détenue à 99% par une société française soumise à l’IS, était propriétaire de deux immeubles.

En novembre 2009, la SCI a procédé à une réévaluation libre de son actif, fixant à 15,8 M€ la valeur de l’Immeuble 1, alors inscrit à son bilan pour 1,8 M€, dégageant ainsi un profit de réévaluation de 14 M€. La SCI a ensuite décidé de clôturer son exercice de façon anticipée le 30/11/2009. Le 21/12/2009, la société associée de la SCI a acquis la dernière part de la SCI n’étant pas en sa possession et a procédé à la dissolution avec transmission universelle de son patrimoine, avec effet au 1er décembre 2009.

Pour déterminer son résultat imposable au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2009, l’associé unique a retenu le profit de réévaluation, majoré du résultat de la SCI réalisé jusqu’au 30 novembre 2009 et en décembre 2009. Parallèlement, elle a déterminé le gain né de l’annulation des titres de la SCI par différence entre la valeur (réelle) des actifs transférés et le prix de revient fiscal des titres de la SCI à savoir leur prix d’acquisition historique majoré de l’écart de réévaluation et du résultat réalisé par la SCI en 2009.

Autrement dit, l’associé unique de la SCI a fait application du correctif Quémener pour augmenter le prix de revient des titres et diminuer en conséquence la plus-value imposable du fait de leur annulation.

L’administration fiscale a d’abord remis en cause les corrections extracomptables opérées par l’associé unique sur le fondement de l’abus de droit. Le tribunal administratif a fait droit aux prétentions de la société en estimant que les conditions de mise en œuvre de l’abus droit n’étaient pas réunies. L’administration fiscale a fait appel et a demandé une substitution de base légale. La Cour administrative d’appel de Paris a fait droit à la demande de l’administration en jugeant que la société Fra SCI n’était pas fondée à se prévaloir du mécanisme correcteur issu de la jurisprudence Quémener au motif, fondé sur la jurisprudence Lupa précitée, que l’opération de dissolution confusion ne se traduisait pas par une situation de double imposition chez l’associé unique, celle-ci ayant acquis les parts de la SCI à leur valeur réelle peu de temps auparavant.

Finalement, le Conseil d’Etat a tourné casaque en jugeant que la mise en œuvre du correctif Quémener pour calculer le prix de revient des parts d’une société de personnes en vue de la détermination du gain résultant de la dissolution sans liquidation de cette société avec transmission universelle de son patrimoine au profit de son associé unique n’est pas subordonnée à une double imposition effective de l’associé.

Par conséquent, le Conseil d’ Etat estime que la plus-value d’annulation des titres doit être déterminée en neutralisant l’écart de réévaluation de l’actif social de la SCI, peu importe la valeur (réelle ou comptable) à laquelle les titres ont été comptabilisés chez la société confondante.

Ainsi, par cet arrêt en formation plénière, le Conseil d’Etat transforme la décision Lupa en simple décision d’espèce en affirmant que l’application du dispositif Quémener n’est pas subordonnée à la double imposition effective de l’associé. Partant, le Conseil d’Etat rassure les opérateurs immobiliers quant aux effets fiscaux des réévaluations d’actifs suivies d’une dissolution de l’entité propriétaire des actifs immobiliers concernés.