Les interprofessions vitivinicoles peuvent-elles imposer un tunnel de prix aux réserves interprofessionnelles ?
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Droit économique : avis de l’Autorité de la concurrence n°24-A-01
L’Autorité de la concurrence a rendu un avis concernant la possibilité pour les interprofessions vitivinicoles d’encadrer le prix des réserves interprofessionnelles, afin d’atténuer les fluctuations d’un marché caractérisé par la volatilité de ses prix.
La mise en réserve : une mesure de régulation d’un marché vitivinicole caractérisé par la volatilité des prix
Le secteur vitivinicole, est, par nature, fortement dépendant des aléas climatiques, lesquels impactent le volume et la qualité des vendanges. C’est l’une des raisons pour lesquelles le marché des vins se caractérise par une forte volatilité des prix, et donc des revenus des acteurs du secteur, en particulier des producteurs.
Afin de gommer les effets de ces fluctuations, les vingt-quatre organisations interprofessionnelles du secteur vitivinicole français, réunies au sein du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique (CNIV), peuvent prendre, sous certaines conditions, des mesures de régulation du marché.
Elles peuvent notamment prévoir la mise en réserve d’une partie de la production en cas de surproduction, et la libération des volumes ainsi engrangés en cas de baisse des récoltes. Lorsque les conditions sont remplies, ces mesures de mise en réserve sont rendues obligatoires par arrêté ministériel.
Dans un contexte de revendication du monde agricole et de baisse de la demande, des pistes sont étudiées par les interprofessions vitivinicoles et le gouvernement en vue de stabiliser davantage les prix. Parmi ces pistes, a émergé l’idée d’encadrer le prix des réserves interprofessionnelles, à l’amont comme à l’aval.
Le ministre de l’Économie a sollicité l’avis de l’Autorité de la concurrence quant à la licéité d’une telle mesure de régulation du marché vitivinicole.
L’Autorité de la concurrence a rendu son avis n°24-A-01 le 12 mars 2024.
Rendu dans le cadre de sa compétence consultative, cet avis n’a pas de valeur normative mais constitue un précieux rappel des limites du régime dérogatoire aux règles de la concurrence applicable aux marchés des produits agricoles et plus particulièrement au secteur vitivinicole.
Des règles de commercialisation dérogatoires pour le marché vitivinicole
Rappelons que, par principe, les règles applicables sur le marché unique garantissent la libre concurrence dans l’ensemble de l’Union européenne, notamment par l’application de règles antitrust communes.
En particulier, l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) et, au niveau national, l’article L.420-1 du Code de commerce, prohibent notamment les ententes sur les prix, sauf exemptions répondant à des conditions strictes.
Toutefois, en raison des spécificités du secteur agricole évoquées ci-dessus, le TFUE prévoit des dérogations aux règles du marché unique.
Le secteur agricole est ainsi régi par le règlement UE n°1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles (dit « règlement OCM »).
Concernant plus particulièrement le secteur vitivinicole, l’article 167 du règlement OCM instaure des « règles de commercialisation visant à améliorer et à stabiliser le fonctionnement du marché commun des vins :
Afin d’améliorer et de stabiliser le fonctionnement du marché commun des vins, y compris les raisins, moûts et vins dont ils résultent, les États membres producteurs peuvent définir des règles de commercialisation portant sur la régulation de l’offre, notamment par la mise en œuvre de décisions prises par des organisations interprofessionnelles reconnues (…).
Ces règles sont proportionnées par rapport à l’objectif poursuivi et ne doivent pas :
a) concerner des transactions après la première mise sur le marché du produit concerné ;
b) autoriser la fixation de prix, y compris à titre indicatif ou de recommandation ;
c) bloquer un pourcentage excessif de la récolte normalement disponible ;
d) permettre le refus de délivrance des attestations nationales et de l’Union nécessaires à la circulation et à la commercialisation des vins, lorsque cette commercialisation est conforme aux règles susmentionnées ».
C’est donc sur le fondement de cette disposition que les interprofessions peuvent imposer les mises en réserve dont il est question, sous réserve d’en respecter les conditions.
Or, l’Autorité de la concurrence relève dans son avis que « l’article 167 du règlement OCM sur lequel se fondent actuellement les interprofessions pour prendre des décisions de mise en réserve ne permet pas d’intervenir dans la fixation du prix. Les décisions ne peuvent porter que sur la définition d’un volume ».
Elle souligne de surcroît que l’article 210 du règlement OCM prohibe les accords et pratiques concertées des interprofessions lorsqu’ils « comportent la fixation de prix ».
Des bornes de prix convenues au niveau individuel, mais pas de tunnel de prix défini au niveau collectif
Selon l’Autorité de la concurrence, l’imposition d’un tunnel de prix aux réserves interprofessionnelles « inciterait les acteurs à se détourner d’une appréhension directe et personnelle de leurs coûts et limiterait ainsi le libre jeu de la concurrence sur le prix de la réserve », ce « nonobstant la circonstance que cet encadrement joue autour d’un prix pivot librement déterminé ».
En conséquence, il n’est pas possible aux interprofessions vitivinicoles d’imposer un tunnel de prix à l’ensemble des opérateurs du secteur.
En revanche, l’Autorité de la concurrence souligne que la loi n°2021-1357 du 18 octobre 2021 (dite « loi EGalim 2 ») permet d’ores et déjà aux parties de « convenir de bornes minimales et maximales » de prix, et au gouvernement de les rendre obligatoires « pour un ou plusieurs produits agricoles », comme il l’a déjà fait concernant la viande bovine.
Cependant, elle relève que, si le principe d’un tunnel de prix peut être imposé, la valeur de « ces bornes doi[t] être librement fixée par les parties au contrat ».
Pas d’exemption pour l’encadrement du prix de la réserve interprofessionnelle
En dernier lieu, l’Autorité de la concurrence envisage l’hypothèse d’octroyer aux interprofessions une exemption individuelle à la pratique anticoncurrentielle qui consisterait à encadrer le prix de la réserve interprofessionnelle.
En effet, les articles 101, 3 du TFUE et L.420-4 du Code de commerce posent des critères cumulatifs ainsi résumés par l’Autorité de la concurrence : « outre l’existence de gains d’efficacité résultant de la mesure d’encadrement du prix de la réserve interprofessionnelle, les interprofessions devront également démontrer, si elles veulent bénéficier d’une exemption individuelle, que cette mesure est indispensable pour atteindre cet objectif, qu’il n’existe pas d’autre moyen économiquement réalisable et moins restrictif pour le réaliser, que les consommateurs recevront une partie équitable du profit qui en résulte et que cette mesure ne permet pas aux opérateurs d’éliminer la concurrence ».
Or, elle estime que l’encadrement du prix de la réserve interprofessionnelle « ne semble pas présenter un caractère indispensable pour maintenir et favoriser la contractualisation des relations entre les producteurs et les négociants », puisque qu’il existe d’autres mesures permettant d’atteindre cet objectif, telles que la publication de données statistiques et d’indicateurs objectifs permettant aux cocontractants de « disposer de sources objectives pour fixer leur prix de vente et son évolution en introduisant une plus grande transparence ».
Avis défavorable à l’encadrement du prix des réserves, mais encouragement à la contractualisation
En conclusion, l’Autorité de la concurrence émet un avis défavorable à l’encadrement du prix des réserves interprofessionnelles tel qu’envisagé par les interprofessions et le gouvernement.
Elle souligne en revanche qu’il demeure loisible :
- aux interprofessions d’insérer dans leur accord professionnel une clause permettant aux opérateurs de prévoir dans leurs contrats cadres des tunnels de prix, à la condition toutefois que les bornes minimales et maximales soient librement convenues par chaque partie contractante, « à l’exclusion de toute fixation en commun, et ainsi, sans que l’interprofession intervienne pour déterminer leur niveau » ;
- au gouvernement d’imposer aux parties l’insertion d’une telle clause.
Il conviendra de rester attentif aux options retenues par le gouvernement pour lutter contre la volatilité des prix sur le marché vitivinicole, notamment dans le cadre de l’élaboration annoncée, plus générale, d’une loi EGalim 4.