La Cour de cassation redéfinit les limites de la preuve en milieu professionnel : un regard sur trois décisions clés.
Dans plusieurs arrêts rendus en décembre 2023, la Cour de cassation a considérablement assoupli sa position concernant les moyens de preuve déloyaux, se rapprochant ainsi du régime applicable en procédure pénale. La preuve devient plus simple tant pour les salariés que pour les employeurs puisque les moyens déloyaux sont recevables sous certaines conditions. Cette évolution affectera nécessairement les litiges prud’homaux en cours et à venir.
- La production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu’elle est indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi
Cour de cassation, Chambre sociale, 20 décembre 2023, pourvoi n° 21-20.904
Un contrat de travail est conclu le 22 avril 2013 entre la société P et une salariée, alors classée agent de comptabilité. En raison de son accès aux données médicales des patients, la salariée était soumise à une obligation de discrétion et de confidentialité.
Le 17 juillet 2015, la salariée a saisi la juridiction prud’homale en réclamant la classification de technicienne comptable. Pour appuyer sa demande, elle produisait des documents contenant des informations couvertes par le secret médical (nom des patients, pathologie, nom du médecin traitant).
Le 23 juin 2016, la salariée est alors licenciée pour faute grave. Son employeur lui reprochait d’avoir transmis à son avocat et versé à la procédure des documents couverts par le secret médical.
La Cour de cassation juge tout d’abord que la production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu’elle est indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi.
En l’espèce, la salariée n’avait pas anonymisé les documents afin d’éviter que la société n’argue de leur altération pour les faire écarter, sans démontrer que cette anonymisation aurait compromis ces preuves.
La Cour de cassation en conclut que la violation du secret médical par la salariée, qui n’était pas indispensable pour prouver les fonctions qu’elle exerçait, justifiait son licenciement.
- Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Cour de cassation, Assemblée plénière, 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648,
Un contrat de travail a été conclu le 14 octobre 2013 entre la société A et un salarié, occupant le poste de responsable commercial des « grands comptes ».
Le 28 septembre 2016, lors d’un entretien informel, le salarié a refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale. Par la suite, l’employeur a convoqué le salarié à un entretien préalable à un éventuel licenciement puis l’a licencié pour faute grave le 16 octobre 2016.
L’employeur a saisi la juridiction prud’homale afin de solliciter des dommages et intérêts pour non-respect du préavis ainsi que la réparation du préjudice complémentaire.
Devant le conseil de prud’hommes, l’employeur a produit des transcriptions d’enregistrements clandestins d’entretiens au cours desquels le salarié refusait de communiquer le suivi de son activité commerciale. Le salarié a alors soulevé l’irrecevabilité de ces éléments de preuves.
La Cour d’appel a déclaré irrecevables ces pièces pour avoir été obtenues selon un procédé déloyal.
- La Cour de cassation a toutefois estimé que l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
- Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi
Cour de cassation, Assemblée plénière, 22 décembre 2023, pourvoi n° 21-11.330,
Un salarié de la société R a été remplacé lors de ses congés. Lorsque le salarié remplaçant a utilisé le poste informatique du salarié en congés, il s’est connecté à son compte Facebook qui n’avait pas été fermé. Il a alors ouvert la messagerie du compte Facebook et lu une conversation privée entre le salarié en congés et un autre salarié de la société R. Cette conversation contenait des propos insultants envers le supérieur hiérarchique et le salarié remplaçant. Ce dernier a transmis les échanges trouvés à l’employeur, qui a, de ce fait, licencié le salarié en congés pour faute grave.
Le salarié licencié a contesté la rupture de son contrat de travail devant la juridiction prud’homale, soulevant la déloyauté et l’illicéité de la preuve obtenue en violation du secret des correspondances.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation a considéré que les faits relevant de la vie personnelle d’un salarié, en l’espèce des propos insultants échangés lors d’une conversation électronique privée, ne justifient pas un licenciement pour motif disciplinaire lorsque le manquement de l’intéressé ne découle pas d’une obligation prévue dans son contrat de travail. Dès lors, le droit à la preuve ne justifiait pas que cette conversation personnelle soit rendue publique.
Par le passé, la Cour de cassation a déjà considéré (dans un arrêt de la Chambre sociale du 4 octobre 2023, n°21-25.452) que la production de photographies extraites de comptes Messenger d’une salariée à destination d’une ancienne collègue portait atteinte à la vie privée de la salariée mais était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi : la protection des patients. En effet, les photographies montraient des infirmières en maillot de bain consommant de l’alcool et s’adonnant à des soirées festives sur leur lieu de travail.